Il y a quelques années, pour un projet de livre, j'ai eu envie de demander à l'une des comédiennes les plus incandescentes que je connaisse sur un écran, de nous livrer SA vision d'un film, et notamment du jeu de son actrice principale. Il n'y avait aucun sous-entendu, ni a priori dans cette demande, car je suis aussi très touché par le jeu de Kim Novak.
C'est le regretté Jean-Claude Guiguet, rencontré sur un plateau de France 3 qui m'avait donné son contact, ou plus exactement, qui avait dit à Françoise Fabian que je cherchais à la joindre. Jean-Claude l'avait dirigé dans "Faubourg St Martin". Un soir, vers 22h, le téléphone sonne à mon domicile. 22h, pour un insomniaque, c'est le début de journée :) Mais Mme Fabian a été extrêmement polie et m'a dit qu'elle était gênée d'appeler quelqu'un (un inconnu d'autant plus j'imagine) si tard...
Nous nous sommes rencontrés quelques jours plus tard à son domicile près de l'Assemblée nationale. J'ai branché mon micro...
La frustration de la non-publication du livre s'est un peu atténuée par la diffusion de l'entretien sur Fréquence Protestante 100.7 fm. J'avais gardé les bandes et Françoise Fabian a accepté de les ré-écouter et même à faire quelques coupes ou mises en perspective (sans jamais m'imposer quoi que ce soit). L'émission n'étant pas disponible en podcast (pas encore ?), en voici la version écrite.
Pierre Gaffié, 26 décembre 2023.
PG : Kim Novak vous semble t-elle une bonne actrice dans "Vertigo" ?
Françoise Fabian : C’est un exemple type du regard d’un metteur en scène sur une actrice. La principale indication qu'Hitchcock aurait pu faire, c’est une phrase de Giraudoux qui dit : “ C’est facile d’avoir l’air mystérieux il suffit de regarder devant soi sans penser à rien !”
Quand elle est mystérieuse, toujours habillé en blanc, sublime, qui appâte James Stewart. Elle est complétement immobile. C’est quelqu’un de totalement immobile, avec un corps magnifique, l'œil vide, et qui est formidablement employé par Hitchcock. Elle est quelque chose mais on ne peut pas dire qu’elle soit quelqu’un, elle n’exprime rien. Et c’est ça la force du personnage dans “Vertigo”. Est-ce que Hitchcock a choisi Kim Novak, parce qu’elle est comme ça ? Oo est-ce qu’Hitchcock lui a demandé d'être comme ça ? Je ne connais pas suffisamment Kim Novak pour savoir ce qu’elle est en tant qu’artiste.
Ce n’est pas une actrice qui me fascine en tant que comédienne, ni même en tant que spectatrice. Elle est magnifiquement belle, elle a un corps et un visage superbe, elle est formidablement photogénique. Mais elle regarde devant elle et ne pense à rien, cela lui donne un air mystérieux. D’une certaine manière c’est assez difficile à réaliser. Une actrice plus vivante, plus spontanée, plus expressive, fut peut-être à côté de ce qui apparaît dans le film. Alors que Kim Novak est parfaite dans cette image en creux.
L'essentiel du film, ce sont ces rapports entre elle et lui, c’est ce mystère qui s'établit. L’attirance qu’il a envers cette femme qui est une forme idéalisée. C’est une femme idéale. Justement parce qu’il peut dans cette femme, qui est comme une page blanche, qui est totalement décoloré, mettre tous ces fantasmes. Projeter sur tout ce qui rêve d’elle, parce qu’elle n’est pas grand-chose, elle n’est rien et c’est lui qui projette tout son imaginaire sur elle. C’est le propre d’une femme qui fait rêver, on peut rêver de tout. C’est comme une page blanche, tout est possible sur une page blanche puisque rien n’est encore fait. C’est le contraire de "Fenêtre sur cour”, il y a une passion, presqu’une attirance intellectuelle, de personnes qui ne sont pas tout à fait normales. Ce n’est pas du tout sensuel entre eux. Je crois que l'étrangeté vient de là et en même temps c’est tellement bien fait, c’est presque trop.
Hitchcock a cet art extraordinaire de mettre en scène l’ouverture d’une porte, c’est un génie. Nous savons qui est derrière la porte mais la manière dont elle est cadrée, dont elle s’ouvre fait peur. Il y a à chaque fois un choc quand la porte s’ouvre. Ça, je ne l’ai jamais vu au cinéma. Ce que j’aime dans “Vertigo”, c’est Hitchcock. Le regard d’Hitchcock sur les personnages, sur les détails comme la grande écharpe noire qui vole sur son manteau blanc quand ils sont au bord de la mer après la balade en voiture. Dans cette forêt, elle a le manteau blanc avec cette grande écharpe noire qui sublime sa blondeur, sa blancheur, sa pureté, son immatérialité. Quand elle est au bord de la cheminée, dévêtue, il y a aussi l’émotion de sa chair découverte pour lui qu’il a toujours vue habillé, impeccable, mystérieuse et tout d’un coup, la femme lui apparait. Elle reste toujours très étrangère à lui, malgré la nudité. Ça, c’est Hitchcock. Chez Hitchcock, la femme n’est qu’un rêve. Malgré les baisers sensuels cela reste toujours très esthétique, c’est le maximum de l’érotisme. Ça s’arrête au baiser mais il signifie tout, c’est le temps majeur de la rencontre d’un homme et d’une femme. C’est peut-être vrai d'ailleurs. C’est un point de départ et un point d'arrivée.
C’est curieux qu'il prenne tellement de soin à filmer des baisers et seulement des baisers. C’est vrai qu’il y a tous les possibles dans le baiser. En même temps, les gens restent distants les uns par rapport aux autres. Justement “Vertigo” est typique de la misogynie d’Hitchcock. Dieu sait qu’il a avantagé les femmes, mais la femme chez lui, elle n’existe qu’en tant d’idéale, c’est vraiment du cinéma viril, d’homme. C’est l’image qu’un homme veut avoir d’une femme.
Pierre Gaffié : Il y a quelques années, il y eut une petite querelle sémantique autour de la traduction d’un livre français de Kierkegaard. Certains traducteurs avaient choisi comme titre “La répétition”, alors que d’autres comme Nelly Viallaneix opté plutôt pour le titre “La reprise”. Or la différence n’était pas que dans le titre du livre, car répéter son passé, ce n’est pas du tout la même chose que le reprendre. Reprendre sa vie c’est accepter le passé, pas le revivre.
Dans « Vertigo » quand le héros croit revoir le sosie de la femme qu’il a perdu, il va la refaçonner, au lieu de tendre vers le futur, il va se perdre dans le passé, répète sa vie comme sur une scène de théâtre. A un moment précis du film, le personnage de Scottie entraine celle qu’on pourrait appeler sa nouvelle femme, dans un magasin de haute couture. Il va agir vis-à-vis d’elle comme un réalisateur avec une comédienne. Sauf que là, nous sommes dans la vraie vie.
Françoise Fabian : C’est très violent, c’est terrifiant de prendre possession d’un être à travers quelqu’un d’autre. Je pense que c’est la plus belle partie du film pour moi, celle qui me touche le plus, en tant qu’être humain qui revendique une identité. C’est vraiment une agression terrifiante que demander à une femme d’être quelqu’un d’autre, parce que c’est profondément vécu, c’est une réaction que nous pouvons souvent rencontrer. Je connais des gens qui ont perdu une femme et qui ont reconstitué cette femme à travers la nouvelle. Cette reconstitution de cette femme morte, c’est d’une violence et d’une cruauté affreuse. Elle n’est qu’une projection de ce qu’il rêve, il n’a retrouvé qu’un pantin. Il n’a pas vraiment perçu la femme dont il rêve, c’est l’illusion et la copie de son rêve qui n’est pas son rêve. Il a échoué deux fois je trouve que c’est un drame abominable pour lui. Il ne vit que d'illusion James Stewart dans ce film. On le porte à la faute tout le temps.
Pierre Gaffié : Dans « Vertigo », tout est double. La femme bien sûr, mais aussi le héros masculin qui a deux noms, John ou Scottie, comme pour figurer deux personnalités.
Et puis, il y a le livre qui a servi de trame au film. Un livre français écrit à 4 mains, ce qui est rare, celle de Pierre Boileau et de Thomas Narcejac. Là aussi nous avons l’impression que le fait d’écrire un livre à deux, n’a fait que renforcer la dimension vertigineuse du scénario. Précisons que lorsque Boileau et Narcejac ont écrit ce livre « D’entre les morts », ils avaient beaucoup insisté sur son contexte historique. La France sortait de la Seconde Guerre mondiale et leurs deux personnages féminins devaient incarner cette coupure entre l’Avant et l’Après-guerre avec également son lot de changements psychologiques. Mais Hitchcock qui visait un public mondial, a fait l’impasse sur cette dimension. Pour pasticher l’un des films les plus célèbres d’Hitchcock, nous pourrons dire que dans « Vertigo », la femme est celle qui disparait. L’homme ne peut pas ou ne veut pas l’avoir pour ce qu’elle est. Elle est soit objet de magie ou de regret, mais elle n’entre jamais entière dans le tableau.
Françoise Fabian : La femme et l’homme, cela doit être tout en même temps. Je crois que nous pouvons vivre très longtemps avec quelqu’un, et pourtant cette personne aura toujours son mystère. Ce sont les êtres sans imagination qui ne cherchent pas à découvrir le mystère de l’autre, l’autre c’est toujours un mystère. L’amour, je crois que c’est la recherche de ceci et si nous ne le cherchons plus dans l’autre, il n’y a plus d’amour.
PG : Il peut croître à la limite ?
FF : Il peut croître ! C’est justement cette recherche du mystère de l’autre qui est l’âme. Si nous nous ne cherchons plus à comprendre l’autre, l’amour sera bref. Je trouve cela passionnant de vivre avec quelqu’un car cette personne que nous croyons connaître, a toujours un mystère qu’il faut découvrir. Nous n’appartenons jamais à qui que ce soit complètement. C’est une hérésie de penser que quelqu’un puisse vous appartenir …
Il y a toujours l’insolvable, les choses cachées, nous ne disons et nous ne livrons jamais complètement. Si le mystère de l’autre ne vous intéresse plus, c’est que nous l’aimons plus.
Ce qui explique très bien Proust dans « Albertine disparue » : nous nous projetons dans l’autre, son propre mystère nous l’imaginons chez l’autre, l’autre devient un être de fuite, un être mystérieux. S’il vous semble mystérieux, il excite l’intérêt et la curiosité.
PG : Un film finalement c’est comme un livre. Même si nous nous souvenons de la tonalité générale, ce sont souvent des fragments, des moments précis qui se cristallisent dans notre mémoire. A fortiori dans « Vertigo », c’est un film sur les allers-retours du temps objectif et intérieur. Quelle sont les images du film qui vous ont le plus marquée ?
FF : C’est une scène très étrange où il la suit sur ce pont, et elle jette des fleurs et va se noyer. C’est le piège qui se referme sur lui complètement. Il y aussi la séquence où il l’habille et celle de la forêt.
Ce sont les scènes les plus marquantes pour moi, c’est une question de lieu.
Ce pont, cette image forte d’une femme en manteau blanc clair qui jette des fleurs, c’est une image artificielle mais nous pouvons penser qu’un homme qui commence à rêver, peut être piégé par ce genre d’image. C’est d’un côté le mur qui peut être une prison, la réalité, la terre et puis cette eau qui coule qui est une chose impalpable, avec ce personnage un peu mythique comme fragile qui va tomber dans l’eau. Et là tout d’un coup, il la prend et c’est une image très forte pour moi.
Il y a aussi la scène où il la suit dans le musée où elle regarde le portrait. Ce gros plan du chignon qui est je crois quand même symbolique, d’un labyrinthe, c’est le gouffre, le mystère … Qu’est-ce que cela veut dire ce gros plan ? J’essaie de trouver, ce n’est peut-être rien ou une référence au chignon qu'il va lui demander de faire ensuite ?
Ce chignon qui fait comme une espèce de nœud... Ce n’est pas pour rien qu’il a fait ce gros plan Hitchcock. C’est la fascination de quelqu’un qui peut regarder tous les détails physiques d’une femme qui ne parle pas, qui ne signifie rien, qui détourne la tête et qui fuit. Les seuls repères qu’il a sur elle, ce sont des choses physiques, des images très précises du visage de la manière dont elle est fabriquée, conçue.
Pierre Gaffié : Si vous voyez « Vertigo », regardez bien le plan à l’extérieur du restaurant. Quand John découvre pour la première fois Madeleine, la caméra va et vient dans une arabesque qui dessine un V. Le V du vertige. Ce qui est aussi frappant dans le film, c’est que les humains semblent obéir à un ordre préétabli, nous pourrons dire que dans « Vertigo », l’océan pacifique joue le même rôle que la mer méditerranée dans « Le mépris » , le film de Godard.
Les passions passent mais la nature reste.
PG : Françoise Fabian, comment envisagez-vous votre métier, votre art, ses mystères ?
Françoise Fabian : L’école de l’actor studio, c’est un travail en profondeur du ressenti et du vécu et non pas l’action de jouer. C’est un travail considérable d’arriver à cela.
De Niro, qui est un acteur qui s’identifie tellement à ces personnages changeants, essaie d’être tellement ce qu’on lui demande de faire, qu’il s’oublie. Pour être un grand acteur, je crois qu’il faut s’oublier et non pas se nier. Mais s’oublier à travers quelqu’un d’autre, c’est-à-dire faire le vide en soi pour se laisser envahir et permettre à l’autre de vampiriser la coquille que nous sommes devenus, cela n’est pas disparaître !
Tout en étant maîtrisé car nous ne pouvons pas nous laisser envahir, c’est absolument impossible ! Sans cela, nous ferons n’importe quoi. Le travail de l’acteur c’est quand même la forme qui canalise le fond.
Je ne peux pas expliquer ce que je fais, j’ai appris peu à peu. Quand je vois des vieux films que j’ai fait, je m’analyse car c’est très loin de moi, c’est autre chose et ça ne m’appartient pas. Je vois une actrice comme une autre, et quelque fois je suis heureusement surprise car je me dis qu’étant jeune, je faisais des choses très bien sans savoir. J’ai appris certaines techniques mais savoir ce que je dégage et comment je le fais, je ne l’analyse pas, je sais seulement ce qu’il ne faut pas que je fasse. Je ne suis pas du tout une actrice intellectuelle, je travaille à l’intuition du personnage sur lequel je travaille. Je me demande toujours comment le personnage existe en mouvement avant de savoir ce qu’il pense. Il faut que le corps soit déjà l’enveloppe du personnage car c’est toute une mentalité la démarche. Il y a des gens où nous voyons ce qu’ils sont dans la façon de marcher, c’est déjà toute une psychologie la façon dont les personnes se déplacent...
PS : Lisez l’autobiographie de Françoise Fabian « Le temps et rien d’autre » paru chez Fayard.
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